Le train qui n'avait jamais vu la mer
Publié le 21 Juillet 2019
Une petite nouvelle d'été de rien du tout, relue avec patience et professionnalisme par mon ami Serge, qui lui entretient son blog....
- C’est bon, vous pouvez partir, vous êtes libres.
Faustine regarde la pendule du commissariat. Ça fait plus de 24 heures que son voyage a commencé sur le quai de la gare Sèvres-Ville-d’Avray. Un voyage tout sauf ordinaire.
Elle franchit le seuil du commissariat et se retrouve aveuglée par les flashs des appareils photos qui crépitent.
- Faustine, Faustine ! Un commentaire ? Comment avez vous vécu tout cela ?
Elle se sent soudain entraînée par le bras, quelqu’un lui chuchote à l’oreille : « Ne dis rien, on se barre ! ». Elle reconnait le type qui l’extrait à toute vitesse du paquet de photographes, c’est Simon qu’elle a fait appeler quand elle a su qu’ils allaient la lâcher. Devant eux, deux flics en civil leur frayent un chemin jusqu’à l’hybride japonaise de Simon.
- On ne va pas loin. La maison est à deux cent mètres. Tu connais le patelin, non ?, lui dit Simon, une fois assis dans la caisse.
- J’ai toujours pas compris, répond Faustine en s’allumant une clope.
- T’inquiète, c’est fini. Tout va bien maintenant, la tranquillise Simon.
Il y a du café et des croissants dans le jardinet de la maison, et la bande de potes au complet. Faustine fait la tournée de bises, s’assoit.
- Ne m’assommez pas de questions. Je suis secouée, mais ça va. Je n’ai juste plus mon téléphone et je n’arrête pas de le chercher. Il faut que je prévienne que je vais bien, entame Faustine.
Trois téléphones lui tendent d’un coup leur écran. Elle se connecte rapide sur ses réseaux, peine un peu à retrouver son mot de passe, y arrive enfin et balance les nouvelles, tout en engloutissant deux croissants.
- Raconte, raconte !, s’impatiente Olga.
- C’est un truc de dingue. Mon téléphone a été hacké par un train, explique Faustine, et puis le train a fait importe naouak.
Et voilà l’histoire que Simon a balancée ce soir là sur les réseaux avec l’accord de Faustine.
Faustine, ce matin-là d’été, est à la bourre pour aller bosser. Comme presque tous les matins, elle rate son train... enfin car, techniquement, si elle prend quasi chaque matin le suivant, c’est lequel son train ? De toute façon, avec l’été, elle commence un peu à ne rien en avoir à faire d’être à la bourre : dans son bureau du 33ème étage d’une tour de la Défense, c’est calme depuis le 14 juillet. Son boulot, c’est surveiller trois écrans à longueur de journée pour vérifier que le CAC 40 va bien. Et comme il ne bouge quasi pas, Faustine passe son temps à faire des plans pour les congés qui approchent, peut-être rejoindre les potes à Houlgate.
Elle se retrouve sur le quai de la gare de Sèvres-Ville-d’Avray alors que le 9 h 12 est passé depuis quelques minutes. Tant pis, il lui faudra attendra huit minutes, et ça va lui permettre de lire deux trois articles sérieux de la presse sérieuse. Et puis, paf, le téléphone lui tombe littéralement des mains. Un inconnu ne lui offre pas de fleurs, mais lui ramasse l’engin. Elle sourit ; elle a à peine le temps de dire merci que le train arrive. L’inconnu a disparu. Charmant le type ! Comment se fait-il qu’il ne soit pas dans le train ? Que faisait-il sur le quai ?
C’est l’été, alors il n’y a pas grand monde dans le train. Des retardataires comme elle, des djeunes avec leurs sacs à dos en partance pour ailleurs. Faustine trouve facilement une place et s’installe pour les douze minutes de trajet prévues. Dans le tunnel entre Sèvres et St Cloud, la lumière du train clignote tout d’un coup. Bizarre, se dit Faustine, il n’a jamais fait ça depuis sa mise en circulation il y a quelques mois. Le train s’arrête en pleine voie après le tunnel. Tiens, encore un problème de saturation à la Défense. C’est courant ; bon, ça va aggraver le retard.
D’habitude, le conducteur dit trois mots, juste pour faire patienter, mais là c’est silence radio. Au début, c’est drôle, mais au bout de quelques minutes, on sent l’agacement qui monte. Faustine se dit qu’elle va rester zen et reprend son portable pour poursuivre sa revue de presse du matin. Zut, son écran de portable est tout noir, les tentatives pour le rallumer échouent.Pareil pour le reste des voyageurs. Jamais vu ça non plus.
L’affichage du train s’agite, il s’affole.
Les voyageurs commencent à râler, à se regarder. Les minutes passent. Un gars appuie sur l’interphone. Personne ne répond. Le train repart, les gens semblent soulagés. Mais les portables refusent toujours de s’allumer.
Ceux qui vont descendre à St Cloud se préparent. Le paysage familier défile, mais pas à la même vitesse que d’habitude. Le train est plus lent, mais il ne ralentit pas à la gare. Il la dépasse sans s’arrêter.
Ça hurle dans le wagon. La peur s’installe. Le train est devenu fou. Quelqu’un tente le signal d’alarme, mais c’est peine perdue.
Dans le tunnel de la Défense, l’affichage du train s’affole à nouveau puis se stabilise. Il est écrit : « Houlgate, direct. Arrivée prévue à 12 h 47 ».
- C’est une blague ? Il a fumé quoi le conducteur ?, grogne un cadre sans doute supérieur.
- Faut l’arrêter ce train ; on va rater notre avion pour Cancun, s’énerve un djeun.
Bref, tout le monde y va de son petit commentaire. Faustine a presqu’envie de rire. Houlgate, avec cette chaleur à Paris, c’est une super idée. D’ailleurs, Simon et les copains y sont dans une baraque sympa et elle se demandait si elle n’allait pas les rejoindre. Le train a décidé pour elle.
Le voyage se poursuit jusque sur les voies d’approche de St Lazare. Là, le train manœuvre sur les aiguillages. Quelques-uns essaient d’ouvrir les portes, de casser les vitres pour s’extraire. Mais sans succès.
Des agents de la SNCF courent sur les voies. Ils approchent du train et font des grands signes désespérés. Pour rien.
Le train repart, en direction de la province.
« Voilà, on s’est organisé, on a partagé les boissons et le peu de nourriture que nous avions. On a joué aux cartes. On s’est raconté des histoires de vacances au bord de la mer. Le train nous faisait la causette de temps à autre en affichant le nom des villes traversées. Il nous disait aussi qu’on arriverait à l’heure prévue. Effectivement, on est arrivés à Houlgate à 12 h 47 pile poil. Le train a affiché « Bon séjour ! Profitez bien de la mer ! ».
Les passagers ont été emmenés dans le gymnase de la ville où on les a nourris et abreuvés. Les portables se sont remis à fonctionner, sauf celui de Faustine.
La SNCF a donné sa version de l’affaire : « Ce matin-là, le conducteur de train était en retard. Tellement en retard, que le logiciel fraichement installé sur les locomotives a décidé de partir sans lui pour St Lazare. Au début, il a fait ce qu’il fallait, respecté les arrêts et son horaire. Et puis, on ne sait pas pourquoi, il a décidé de changer de destination. La veille, il avait hacké allez savoir pourquoi le portable de Faustine G. Elle avait consulté les horaires de train pour Houlgate, une envie comme ça. Le logiciel a décidé que c’était une bonne idée. Nous cherchons encore pourquoi le train a hacké le téléphone d’une passagère, et pourquoi il a décidé de partir pour Houlgate. Peut-être, seulement parce qu’il n’avait jamais vu la mer. »
Maintenant Faustine, quand elle prend le matin le train pour Saint-Lazare, pense à ce voyage pour Houlgate. Elle pense aussi à ce type qui lui a ramassé son portable, et qui ne lui a pas offert de fleurs sur le quai de Sèvres-Ville-d’Avray. Peut-être un jour…